Eclairage et malvoyance : « chaque personne peut être aidée de façon spécifique » – Entretien avec Chloé Pagot, PhD, de l’Institut de la Vision

Chloé Pagot

Pouvez-vous nous donner quelques chiffres et état des lieux sur les déficiences visuelles en France ?

Selon une enquête Handicap-Incapacités-dépendances datant de 2002, on compte environ 1 700 000 personnes déficientes visuelles en France dont 60 000 personnes non voyantes et 1 640 000 malvoyantes. Parmi ces personnes déficientes visuelles, il est important de souligner que 60 % d’entre elles ont plus de 60 ans et que, parmi les personnes malvoyantes, au moins la moitié est atteinte de DMLA.

Les prévisions de l’INSEE en 2010 font état d’un français sur 3 de plus de 60 ans en 2035. Compte tenu de ce vieillissement de la population, le nombre de personnes déficientes visuelles, aux besoins différents vis-à-vis de l’éclairage, pourrait atteindre 3,5 millions d’ici 2030.

Quels sont les grands types de malvoyance et leurs rapports spécifiques à la lumière ?

En 1992, l’OMS a défini la déficience visuelle selon deux critères : l’acuité visuelle (qui permet de connaître le plus petit détail vu par la personne) et le champ visuel (portion de l’espace vue par une personne regardant droit devant elle et immobile).

Les personnes déficientes visuelles se classent en 2 catégories :

–  Le groupe « basse vision ». Ce sont des personnes malvoyantes qui ont une acuité visuelle comprise entre 3/10 et 1/20 et/ou qui ont un champ visuel compris entre 20° et 10°. Ces personnes arrivent encore à compter des doigts à 3 mètres.

Exemple : Une personne myope, astigmate ou hypermétrope n’est pas malvoyante.

– Le groupe de cécité, où les personnes sont considérées comme non voyantes. Il y a plusieurs stades :

  •  Les personnes qui peuvent encore compter des doigts à un mètre et qui ont une acuité visuelle comprise entre 1/20 et 1/50 et/ou un champ visuel compris entre 5°et 10°. 
  • Les personnes qui ont une acuité inférieure à 1/50 et/ou un champ inférieur à 5°. Certaines de ces personnes perçoivent encore les visages, quand d’autres n’ont que des perceptions lumineuses.
  •  Enfin, il y a les personnes qui ont une cécité absolue.

On distingue quatre grands types d’atteintes de la vision :

 Les atteintes centrales de la vision : il s’agit de personnes qui ne voient pas au centre mais qui voient encore en périphérie.

Difficultés : ces personnes vont avoir des difficultés pour faire des tâches fines de la vie quotidienne, comme par exemple écrire et lire, mais aussi à reconnaitre des visages et à avoir une bonne coordination visuo-manuelle.

En ce qui concerne l’éclairage : ces personnes vont surtout être photophobes, c’est-à-dire très sensibles à la lumière.

Exemples de pathologies : la DMLA, maladie de Stargardt (équivalent de la DMLA chez les personnes jeunes),  l’amaurose de Leber.

 

Les atteintes périphériques de la vision : ces personnes ont encore un résidu visuel en vision centrale. Elles ont une vision tubulaire.

Difficultés : les personnes atteintes vont surtout être gênées pour se déplacer, principalement la nuit. Elles risquent également d’avoir des problèmes d’équilibre, d’orientation et de localisation d’objets. Elles vont devoir mettre en place des stratégies de déplacement du regard.

En ce qui concerne l’éclairage : ce sont des personnes qui vont être très sensibles aux transitions lumineuses, il va leur falloir un certain temps de réadaptation à la lumière, notamment quand elles arrivent dans une ambiance très éclairée. Elles sont photophobes, mais elles peuvent également être héméralopes, c’est-à-dire avoir un besoin de lumière qui ne s’adapte pas aux faibles intensités lumineuses. Les besoins ne sont donc pas les mêmes d’une personne à l’autre et cela dépend aussi des pathologies.

Exemple de pathologies : rétinopathie pigmentaire.

 

Les atteintes mixtes : c’est un mélange d’atteintes centrales et périphériques de la vision. Ces personnes peuvent voir des tâches un peu partout dans leur champ de vision avec une vision plus ou moins floue.

Difficultés : elles peuvent rencontrer toutes les difficultés énumérées précédemment : reconnaissance des visages, activités de détails, déplacement, coordination visuo-manuelle.

En ce qui concerne l’éclairage : ces personnes vont être sensibles aux transitions lumineuses, elles vont avoir besoin de lumière car elles ne s’adaptent pas aux conditions peu éclairées et peuvent être photophobes.

Exemples de pathologies : glaucome avec vision floue.

 

Les atteintes diffuses : ces personnes ont une vision voilée.

Difficultés : pour voir les détails et reconnaître les visages.

En ce qui concerne l’éclairage : ce sont surtout des personnes photophobes.

Exemples de pathologies : la cataracte avant opération.

 

Par quels dispositifs d’éclairage et de signalisation peut-on aider les personnes déficientes visuelles ?

L’éclairage fait partie intégrante de la prise en charge de la malvoyance. Son inadéquation peut provoquer maux de tête, grosse fatigue, etc. Il existe plusieurs moyens pour aider les personnes malvoyantes.

Les situations d’éclairage doivent être uniformes avec un éclairage le plus homogène possible, notamment pour limiter les zones d’ombre et les passages de situations éclairées à sombres et inversement. Ceci permet d’assurer une certaine sécurité.

Concernant les teintes, il est préférable de privilégier les teintes chaudes moins agressives et éblouissantes.

Par rapport à l’orientation de l’éclairage, il vaut mieux privilégier un éclairage indirect, voire semi-indirect, pour éviter les phénomènes d’éblouissement très gênants et d’autant plus pour une personne malvoyante.

Ensuite, pour proposer un éclairage et une signalétique adaptés à une personne malvoyante, il va falloir jouer sur l’environnement : il faut, par exemple, privilégier les contrastes entre les murs et le sol, des plinthes par rapport au sol et aux murs, de l’encadrement des portes. Ceci facilite l’orientation et les déplacements de la personne. Il faut aussi privilégier un revêtement mat et non brillant pour éviter les reflets.

Il y a également tout un travail à faire sur le choix des couleurs. Il faut par exemple éviter le blanc partout car c’est assez agressif et éblouissant.

La loi sur l’accessibilité peut-elle améliorer les choses selon vous ?

La loi du 11 février 2005 qui fixe une échéance au 1er janvier 2015 garantit l’accessibilité à tout et pour tous, ce qui inclut les personnes déficientes visuelles. Elle redéfinit la notion de handicap, mais bien qu’elle soit très explicite pour le handicap moteur par exemple, elle l’est malheureusement beaucoup moins pour le handicap visuel.

L’arrêté du 30 novembre 2007, qui est une modification de l’arrêté du 01 août 2006, évoque l’éclairage. Il est plus particulièrement relatif à l’accessibilité des ERP et des installations ouvertes au public lors de leur construction et de leur création.

Cette loi peut améliorer le confort des personnes malvoyantes mais il y a des points qui mériteraient d’être approfondis et de s’ouvrir à d’autres notions comme les contrastes, les matériaux, etc.

De plus, le texte donne des valeurs et indique comment doivent être réalisées ces mesures photométriques, mais ceci n’est pas très explicite dans le texte. La notion de « en tout point », fait par exemple débat, car ceci est impossible à respecter et n’est pas toujours pertinent suivant les situations. Cette notion de « en tout point » n’est pas réaliste et surtout, peut favoriser des situations sur-éclairées, danger potentiel pour des personnes malvoyantes photosensibles.

Ce qui est important, c’est effectivement d’avoir un éclairage homogène sur le maximum de zones du cheminement. On n’arrivera jamais à avoir du « homogène » (comme du « en tout point » d’ailleurs) partout car cela dépend trop de la configuration des lieux, du type de sources lumineuses, de leur orientation mais aussi de la couleur des murs, du sol, de leur matière, etc. Il faut donc faire attention à avoir un éclairage homogène par portion, portion cohérente dans le cheminement avec un éclairage le plus similaire possible d’une portion à l’autre. Les transitions entre les portions doivent se faire le plus naturellement possible. Par exemple, dans une station de métro, avoir un éclairage homogène sur le parcours d’usage correspondrait à un éclairage homogène dans un même escalier, un éclairage homogène dans un même couloir, un éclairage homogène sur le quai, etc., et il faudrait travailler les zones de  transition pour éviter au maximum les ruptures entraînant des zones d’ombre ou d’éblouissement.

Comment peut-on, selon vous, définir les besoins en lumière de ces personnes ?

Question difficile, car les besoins et attentes vis-à-vis de l’éclairage sont différents d’une personne malvoyante à l’autre même si finalement, on parvient à trouver des compromis pour satisfaire tout le monde.

Chaque personne peut être aidée de façon spécifique,  comme des filtres optiques qu’elles utilisent en fonction des situations.

Pour définir les besoins en lumière des personnes malvoyantes, je pense qu’il est important de réaliser des expérimentations en situation, réalisées avec un panel assez conséquent de personnes malvoyantes mais aussi bien voyantes. C’est ce que réalise l’Institut de la Vision.

Ces expérimentations vont permettre de mettre en regard des valeurs objectives d’éclairage qui s’obtiennent par des mesures photométriques des conditions réalisées par des professionnels (par exemple, calcul de l’éblouissement, des contrastes, des reflets, niveau d’éclairement, etc.) et des données subjectives recueillies par entretiens et questionnaires auprès des personnes concernées.

Jusqu’à présent, les textes réglementaires et notamment les valeurs de référence desquelles ils font état n’ont malheureusement pas été construits sur la base de cette méthode ; or, il est important de faire des mises en situation permettant de valider des chiffres. C’est d’ailleurs ce que nous envisageons de faire ces prochains mois avec l’AFE pour la norme NF X 35 – 103.

De plus les valeurs qui sont données dans les textes réglementaires sont basées sur des technologies anciennes (incandescence, gaz), alors que les LED sont de plus en plus prédominantes sur le marché et implantées dans de nombreuses situations. Les rendus lumineux sont donc différents, il est nécessaire de recréer un nouveau référentiel qui prend en compte ces nouvelles technologies. Il faut recréer les valeurs seuils.

Quels sont les objectifs du programme éclairage de l’Institut de la Vision ?

Depuis un peu plus de deux ans, le pôle Handicap de l’Institut de la Vision s’intéresse de plus près à l’éclairage et aux personnes malvoyantes. Grâce à la collaboration de partenaires publics ou privés et de mécènes, nous avons pour objectif de dresser les besoins et attentes des personnes malvoyantes dans des situations bien précises pour ensuite proposer des recommandations pour améliorer l’éclairage pour cette population. Systématiquement, nous réalisons des expérimentations en situations avec au moins une quarantaine de participants malvoyants et bien voyants.

Nous avons par exemple fait des tests dans des établissements recevant du public (ERP), de nuit pour tester l’éclairage urbain, dans des lieux culturels (musée), dans des supermarchés (dans un magasin laboratoire mais également dans un vrai supermarché), dans des agences bancaires et dans l’habitat via l’appartement témoin d’environ 50 m² de l’Institut de la Vision qui se nomme le Homelab.

Y-a-t-il d’autres études en cours ?

Le pôle Handicap de l’Institut de la Vision devrait démarrer prochainement une étude, justement avec l’AFE, dont l’objectif consiste à vérifier et réviser la norme sur l’éclairage des conditions de travail (NF X 35 – 103) en procédant à des tests en situation avec aussi bien des personnes bien voyantes que malvoyantes.

Nous devrions également débuter une étude sur l’éblouissement.

Pour réaliser ces études, l’Institut de la Vision dispose d’une nouvelle plateforme, une rue artificielle, qui a été inaugurée en novembre 2013. Cette plateforme, entièrement modulable, a la particularité d’être équipée de systèmes de capture du mouvement (vicon, eye tracker) et surtout d’un éclairage entièrement homogène. Ce système est composé de 9 panneaux LED fixés à 5,5 m du sol. Chaque panneau mesure 2,8 x 1,3 m. Le niveau d’éclairement comme la température de couleur sont variables de façon continue (éclairement : 0 à 1 800 lux à 1 m du sol ; température de couleur : 2 700 K à 6 500 K). La variation de la température de couleur permet de simuler différentes heures de la journée et de créer plusieurs ambiances lumineuses (exemple : soleil levant 3 000 K ; lumière de jour au zénith : 5 800 K).Grâce à la grande dimension des panneaux, le niveau d’éclairement est homogène sur l’ensemble de la plateforme.

Le pilotage des luminaires se fait par la régie ou depuis une tablette tactile utilisable dans la rue. Par ailleurs, il est possible de créer des scénarios de test permettant par exemple de faire varier un des paramètres d’éclairage dans le temps ou encore dès que le sujet se déplace vers une position donnée.

Aussi, nous devrions démarrer prochainement une étude dans l’habitat, et notamment dans l’appartement laboratoire de l’Institut de la Vision, le Homelab. L’appartement est équipé du Li-Fi, qui utilise la lumière pour transmettre des informations de localisation aux personnes, comme un GPS. Si cela fonctionne, c’est très utile pour les personnes déficientes visuelles dans des lieux inconnus (métro, musée, aéroport, chambre d’hôtel, etc.).

Quelles études sur l’éclairage et la lumière devraient être mises en place pour vous aider dans vos recherches ?

Ce qui nous manque côté pôle Handicap de l’Institut de la Vision, ce sont des spécialistes des mesures photométriques qui possèdent le matériel nécessaire pour réaliser ces mesures et qui savent comment procéder et les analyser.

Ce qui nous semble très important à ce stade des recherches, c’est de coupler les caractéristiques des situations avec le ressenti des personnes pour réaliser avec facilité ou non des tâches précises dans ces situations.

Qu’est-ce que le pôle Handicap de l’Institut de la Vision ?

Le pôle handicap de l’Institut de la Vision, grâce à une équipe pluridisciplinaire, a pour objectif de co-concevoir et d’évaluer des dispositifs et services adaptés aux personnes déficientes visuelles, qu’elles soient malvoyantes ou non voyantes pour améliorer leur autonomie, leur confort et leur vie quotidienne sans bien évidemment entraver leur sécurité.

Le pôle Handicap est composé de docteurs en ergonomie, de spécialistes en accessibilité, d’ingénieurs et de spécialistes en basse vision (ergothérapeute spécialisée en basse vision et en déplacement, optométriste, opticienne, orthoptiste) et d’un médecin référent.

Quelle est la méthodologie du pôle Handicap de l’Institut de la Vision ?

Nous répondons toujours à une sollicitation et sommes le plus souvent accompagnés d’un partenaire. Ensemble, nous définissons des objectifs communs et des hypothèses que l’on sera amenées à vérifier lors du déroulement de l’étude.

Lorsque nous évaluons un dispositif ou un service pour les personnes déficientes visuelles, par exemple l’éclairage et la signalétique visuelle, nous réalisons systématiquement des tests en situation réelle avec un panel de personnes malvoyantes représentatives de la population malvoyante. Dans le cadre d’études qui portent sur l’éclairage, nous recrutons également toujours des personnes bien voyantes, groupe contrôle, de façon à pouvoir réaliser des comparaisons dans nos analyses.

Généralement, nous recrutons grâce à notre base de données un minimum de 20 participants, sélectionnés selon des critères d’inclusion définis au préalable.

Par exemple, et notamment pour des études qui concernent l’éclairage, nous allons veiller à recruter des personnes présentant différentes atteintes de la vision, des personnes qui vont être sensibles à l’éblouissement, aux transitions lumineuses, aux contrastes. Des critères d’âge sont également mis en place, car le ressenti et la performance peuvent être différents.

Un protocole expérimental est ensuite mis en place, c’est-à-dire que nous définissons un ensemble de scénarii composés de tâches (ce que nous demandons aux participants de faire pendant le test). Par exemple, si nous travaillons sur l’éclairage et la lecture, nous leur demandons de lire des textes de tailles différentes, à des positions différentes et dans des ambiances lumineuses différentes.

Puis, nous préparons des grilles d’observation, d’entretiens et des questionnaires afin de recueillir des données à la fois objectives et subjectives. Les tests in situ sont réalisés individuellement avec un expérimentateur qui déroule la procédure des tests et qui assure sa sécurité.

Après avoir traité les données recueillies et les avoir transformées statistiquement, les résultats sont analysés et remis dans un rapport incluant des recommandations afin d’améliorer les dispositifs d’éclairage, les faisant répondre de façon plus précise aux besoins et attentes de la population cible.

3 comments for “Eclairage et malvoyance : « chaque personne peut être aidée de façon spécifique » – Entretien avec Chloé Pagot, PhD, de l’Institut de la Vision

  1. Marti42
    04/02/2014 at 2:57

    Un article extrêmement complet, qui soulève des points intéressants.

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